TRESORS PUBLICS
La petite histoire de Key Largo commence pour nous le 29 février 2004. C'était l'un de ces dimanches que nous avions décidé d'épicer par un brunch ludique. Cerise sur les oeufs brouillés, ce jour là, nous avions accueilli 2 auteurs. Tout d'abord un jeune premier qui allait lancer le mouvement des "Webmasters qu'on édite" : François Haffner (Jeuxsoc.) ouvrait en effet la toute nouvelle Tilsit Collection avec Maka Bana, une première banderille ludique des plus convaincantes. Bruno Faidutti, grand manitou de la scène ludique, était quant à lui à quelques jours de la sortie de "la fièvre de l'or" mais avait eu la bonne idée de venir également avec une armada de prototypes dont le plus remarqué fut Treasure Island (co-signé avec Paul Randles et Mike Selinker). Cette chasse au trésor sous-marine devint 18 mois plus tard le N°5 de cette fameuse Tilsit Collection, sous le nom de Key Largo. Et être estampillé N°5, c'est plutôt bon signe.
Pourtant, tout a peut-être commencé par un malentendu. Annoncé de ci de là comme une version "light" de la "Crique des pirates", ceux qui attendaient des combats épiques, débarrassés de la règle parfois fastidieuse de la "Crique", sont restés à quai. Si à l'origine Paul Randles a effectivement pensé Key Largo comme une suite logique, 200 ans séparent l'univers de ces 2 jeux : les pirates ne s'affrontent désormais plus que dans de nombreux récits et légendes qui font fantasmer les chasseurs de trésors, en quête de galions engloutis. Et c'est là que l'action commence pour vous.
Plantons le décor : une île, entourée d'eau ... ou du moins de piles de cartes, indiquant 3 profondeurs différentes. Et ce sac à patate avec un hublot, là, devant vous, c'est le scaphandrier que vous avez engagé pour plonger à votre place. Sans doute plus chat que poisson-chat dans une autre vie, vous laissez la trempette à ceux qui aiment ça et préférez décider de l'organisation de la journée. C'est clair, c'est vous le patron. Comme dans La crique des pirates (ce sera la dernière filiation citée), on retrouve un choix simultané pour se rendre dans différents lieux : la petite nuance, c'est une mini programmation de 2 actions composant 1 tour de jeu, appelé dans Key Largo "journée". Vous irez donc ICI le matin et LÀ l'après-midi. Et si vous avez suivi, vous laisserez votre plongeur y aller parfois à votre place.
L'objectif principal, c'est bien-sur de visiter les fonds marins (les piles de cartes) : il y a ceux qui attendent sagement les 2 heures fatidiques après leur repas, pour mieux harponner dans 50 centimètres d'eau quelques coquillages... et ceux, comme vous, qui défient les entrailles de la grande bleue pour dénicher les plus beaux trésors. Mais à vouloir plonger de plus en plus profond, vous en viendrez à affirmer à votre plongeur "dis donc mon gars, t'as un bien trop p'tit tuyau ! Soit il vous en retourne une, soit il vous accompagne au magasin de l'île, à cet espèce de grand bazar qui doit sans doute faire également dépôt de pain et dans lequel on achète du tuyau au mètre, des poids de plongée ou quelques armes d'auto-défense empruntées à Neptune. Cette partie gestion de Key Largo est plutôt sympa, surtout qu'on affuble son plongeur (une figurine carton) des accessoires achetés. Bin oui, on joue un peu à la poupée en somme. Alors Ken ? Cela te fait plaisir d'avoir un plus grand tuyau ? T'as perdu le téléphone de Barbie ? C'est con-con, tu le sais ça ?
Les trésors à Key largo sont à portée de main: il suffit de vous rendre à une profondeur que vous pouvez atteindre et de piocher la première carte trésor. Avec un poids, vous resterez plus longtemps sous l'eau... pour piocher une seconde carte. Et lorsque vous formez un commando de scaphandriers (3 max.), c'est comme si vous passiez un bon coup d'aspirateur dans le galion. Slurp, merci pour l'or - Slurp, merci pour la petite croix - Slurp, merci pour l'assiette. Plonger sans trident dans des eaux inconnues tiendra cependant de l'inconscience. Mais si vous aimez vous faire peur, la méthode est la bonne. Cela vous coûtera sans doute cher si un monstre vous attend, là, tapi au fond, et vous aurez dès lors du mal à prétendre à la victoire si pareille mésaventure vous arrive dans les premiers tours. Mais vous aurez sans doute gagné le respect de vos camarades de jeu, masqué par quelques taquineries de circonstance.
Si vous souhaitez monter une équipe de plongeurs ou remplacer Ken (paix à son âme), terrassé par une pieuvre géante, c'est au bar qu'il faudra vous rendre pour recruter. Puisque vous êtes dans la place, on vous conseille d'ailleurs de payer une tournée générale : y'aura bien un vieux loup de mer métamorphosé en vieil ivrogne qui lâchera quelques légendes, où trésors et monstres marins ont la part belle. Vous pourrez ainsi regarder dans 2 piles de cartes autour de l'île et repérer les bons plans... et les dangers éventuels. Si vous êtes un peu vil, vous profiterez également de ce nid malfamé pour engager un tire-bourse, histoire de voler un trésor adverse. Mais c'est pas bien gentil. Mais si vous étiez gentil, cela se saurait...
Troisième lieu de l'île et pas des moindres : le marché ! c'est ici que vous viendrez écouler votre pêche miraculeuse. Or, vaisselle, antiquités... vous ne pourrez vendre à chaque fois qu'un seul type de marchandise. Il faudra donc bien programmer vos ventes car vous n'irez pas au marché à chaque tour. Si on s'y rend assez vite en début de partie afin de récupérer un peu de cash pour équiper son ou ses plongeur(s), on essaiera par la suite de ne pas se déplacer pour vendre seulement 1 ou 2 babioles. S'il vous manque juste de quoi faire l'appoint, il vaudra alors mieux emmener quelques touristes à la baie des dauphins. Et pendant que Simone hoquette de joie, accrochée au cousin par alliance de Oum, bénéficiez d'un bon pourliche (y'a pas de sot métier) et d'une carte bonus .... parfois sans bonus mais aux jolies illustrations.
Il est maintenant temps de vous donner le petit détail qui fait le sel de Key Largo. Selon le nombre de joueurs présents à certains endroits, les prix d'achat ou de vente fluctuent. Au bar ou au magasin, ils ont bien-sûr tendance à augmenter. Mais au marché, c'est un peu plus subtil : s'il vaut mieux être seul pour écouler sa vaisselle, la foule fera grimper la côte de vos antiquités (le prix de l'or ne change quant à lui jamais). On comprend dès lors tout l'intérêt de la programmation des 2 actions : cela réserve quelques (mauvaises) surprises et il faudra observer les besoins des uns et des autres, le nombre de cartes trésor en main, l'état de leurs finances et essayer d'en déduire la meilleure façon de la jouer solo ou groupé pour ne pas ponctionner à tort votre pécule.
Avec seulement 10 tours - soit seulement 20 actions au cours d'une partie - il était primordial de mettre les joueurs vite dans le bain. Key Largo répond sans peine à cette exigence et glane ainsi le label envié de jeu familial. Mais ne vous croyez pas dispensés d'optimiser vos actions : les derniers tours arrivent bien vite et peut-être regretterez-vous quelques dépenses trop tardives pour être rentables. Avec le décompte final qui approche, c'est aussi le grand rush au marché, chacun essayant de vendre le maximum de ses trésors : désillusion en perspective pour ceux qui espéraient se débarrasser de leur vaisselle au meilleur prix! Et puis il y a les diamants, interdits de revente au marché et que vous devez garder en main jusqu'à la fin de la partie : de quoi faire des envieux, prêts à engager à nouveau un tire-bourse pour vous délester !
On ne peut que s'incliner devant la cohérence thème/mécanismes de Key Largo. Sa force est clairement là. Avec un système de jeu abordable, cette chasse sous-marine au bon tempo reste fidèle à la ligne éditoriale de la collection Tilsit qui gagne, jeu après jeu, en crédibilité. Même si choisir ses 2 actions journalières réserve quelques valses d'hésitations, Key largo ne malmènera pas vos neurones : un peu de gestion, de chance, d'entourloupe, de programmation... on effleure tous ces mécanismes, comme livrés en échantillon mais le résultat est si sympathique qu'on se laisse embarquer dans cette aventure dépaysante.
IL EST OÙ BOGART ?
Il est clair que le jeu a beaucoup plus d'intérêt à 4 ou 5 joueurs... qu'à 3 ! A noter qu'une variante proposée par François Haffner permet de rendre les parties en petit comité bien plus palpitantes • Quel chantier nous a fourbi ces espèces de pions-bateaux qui ne font que chavirer ? Non, sérieusement : y'a un ingénieur qui doit être viré quelque part • A la boutique, on ne peut acheter que 2 accessoires parmi les 3 proposés ou 2 fois le même. Au bar, on peut faire les 3 actions mais jamais 2 fois la même durant le même tour. Attendez, faut que je me concentre : qui de 2 mais pas de 3 mais éventuellement en double ? Aïe, même moi, je ne me comprends pas • Alors y'en a qui ont critiqué le plateau, comme quoi il était cintré, comme quoi c'était un puzzle, comme quoi il fallait pas perdre la pièce du centre, comme quoi il servait à rien. Pour une fois que ce n'est pas moi qui suis au premier plan des grincheux, ça me fait des vacances • L'ensemble manque de confrontation directe : on fait son petit bizness, on râle si on se retrouve à 40 à la boutique mais à part le "tire bourse" et quelques rares situations de blocage lors des plongées, on reste sur sa faim • Justement : le tire-bourse ! Il empêche quiconque de commencer sa partie avec une stratégie d'1 seul plongeur en eau profonde : celui-ci se ferait vraisemblablement voler sa carte trésor. Du coup, chacun se base a peu près sur la même stratégie de 2 ou 3 plongeurs pour écumer dans un premier temps les eaux les moins profondes • Il est impossible de savoir qui va gagner jusqu'au décompte car les cartes diamants, très avantageuses, réservent de vraies surprises. Du coup, la victoire paraîtra hasardeuse à certains.